Aimer c'est donner et recevoir juste.
Je peux aussi donner juste à quelqu'un et recevoir juste de quelqu'un d'autre.
Si je suis assurée de la justesse je n'ai besoin de rien ou de peu.
Si j'ai besoin de... c'est que je me sens privée de...
Remarque
« [...] Si nous nous inspirons volontiers de la formule de cet auteur, ce n'est pas pour récupérer l'(son N.d.r) autorité [...]. C'est simplement parce qu'il sait – et les autres auteurs qu'également nous citons – exprimer mieux que nous-même, avec la précision et l'élégance qui nous font défaut, ce qui nous travaille au tréfonds. Ces auteurs apportent un peu de clarté et de simplicité dans un monde qui nous semble parfois abscons et confus. Parce que ces auteurs nous enseignent sur nous-même, nous permettent de nous apprendre, nous les choisissons ponctuellement comme "maîtres" juste le temps de la citation. »
Jean-Pierre Lepri dans 'Éducation' authentique. Pourquoi ?, Myriadis p. 23
Du juste
Ce qui est difficile, c'est se mettre en colère
face à la bonne personne, dans la bonne mesure,
au bon moment, pour un bon motif et de la bonne façon78 .
La notion79 de « juste », pour fluctuante qu'elle soit, ne manque pas pour autant, de rigueur et de pertinence. Le « bien » est une valeur préétablie, valable en toutes circonstances, extérieure à moi-même. Il me suffit de m’y référé pour évaluer si l’acte ou la pensée – le mien, le leur – est « bien » ou « mal ». Le « juste » – comme le « bon » – est reconnu tel dans une situation unique : il ne peut être que circonstancié et circonstanciel. Trois critères le définissent : la nature, la quantité et le moment. La nature La quantité Le moment L'échange juste est de l'ordre du "réflexe", de ce qui est en vie. Les échanges injustes sont, à l'inverse, morbides ou mortels. Cette naturalité réflexe est, sans doute, ce qui me rend sensible à l'injuste, à l'injustice – et beaucoup moins attentif à ce qui est juste (puisque c'est de l'ordre du « normal » des choses). 78. Attribué à Aristote, 384-322 avant notre ère Jean-Pierre Lepri (extrait de 'Éducation' authentique. Pourquoi ?, Myriadis p. 294)
Si je marche en plein désert, depuis deux jours, sans boire, et que je rencontre quelqu'un qui m'offre deux litres d'essence : ce qu'il m'offre n'est pas juste. Mais si j'étais en panne d'essence et que deux litres de carburant me permettraient d'atteindre la prochaine oasis, alors ce serait juste. Dans mon cas, ce qui est juste, c'est plutôt deux litres d'eau. Bien entendu, tous les produits dits toxiques, avariés ou pollués ne sont généralement pas justes pour le corps humain. Ce qui est juste, ce sont des produits qui entretiennent la vie – au lieu de la perturber, voire de la tuer.
Toujours assoiffé dans le désert, je rencontre quelqu'un qui m'offre deux gouttes d'eau. La nature de l'acte et du produit sont justes, mais la quantité ne l'est pas. Il ne suffit pas que la nature de l’acte et du produit soit juste pour qu’ils le soient eux aussi. S’ajoute donc une question de dose. « Tout est poison, rien n'est poison, seule la dose fait le poison80.»
Si les deux litres d'eau (nature juste, quantité juste) me sont apportées quelques secondes après ma mort par déshydratation, le geste et le produit ne sont plus justes. Il y a donc aussi un moment juste et d'autres qui ne le sont pas – ou qui le sont moins.
Ce qui définit le juste, très précisément, ce sont donc ces trois critères, simultanément : la nature, la quantité et le moment. Que l’un vienne à faillir et l’acte ou le produit de l’acte n’est plus juste. Ce qui étais juste une fois, ne l’est plus quelques minutes après, ou dans la même quantité, bien que de même nature…
La qualité du juste s'applique uniquement à une action – et non à l'agent de l'action (si ce n'est pour l'embellir ou l'honorer81).
Cette naturalité réflexe du juste, cette idée pure, « naturelle », pourrait également expliquer mon inconfort devant l'injuste de la justice – laquelle reste « impuissante à justifier le droit de punir82».
Les modalités du concept de « juste » sont donc variables, mais le concept lui-même est ferme, précis et clair. La particularité et la spécificité de ce qui est « approprié » est de l'être à une (seule) situation donnée et pas à une autre, ni à la « même » à un autre moment83.
79. Paru dans LEA n°86, février 2016.
80. Paraceise, 1494-1541.
81. Les personnages de l'Histoire surnommés « le juste » ou encore les « justes parmi les nations ».
82. Paul Ricoeur, Le juste, la justesse et son échec, L'Herne, 2005, p.7.
83. Repris de La fin de l'éducation ?, Myriadis, p.113.
Il apparaît un quatrième critère : tout ça suppose le désir de vivre et la croyance que vivre est une bonne chose.
Depuis ma naissance, je ne connais que la vie dans une société hétéronome. C'est pourquoi je ne sais pas si il est impossible de vivre la justesse à chaque instant. Je crois qu’une certaine dose – sans savoir à l’avance laquelle serait la bonne pour moi – serait suffisante pour que j’éprouve la sensation de bien vivre avec constance. Je crois que cette dose est aussi fonction des points concernés. Il y a certaines choses pour lesquelles l’in-justesse est plus délétère pour ma vie que d’autres même à petite dose.
La justesse nécessite entre autre l'autonomie en interdépendance juste et suppose de savoir pourquoi je fais tel acte. Il s'agit de vivre dans une structure relationnelle au sein de laquelle je suis autonome dans une société elle-même autonome par et pour laquelle je vis.
Réciproquement, comment serait-il possible que je sache mieux que l'autre ce qui est juste pour lui alors que je ne suis pas lui et pas en lui c'est à dire en lien avec ses sensations et la complexité de ce qui le constitue ? Je peux interpréter ce que je pense voir et sentir de lui et lui proposer des pistes. Il peut les faire siennes ou s'en inspirer ou constater qu'elles ne sont pas appropriées à sa situation. Si il ne m'a pas demandé d'aide, je peux me demander pourquoi je le lui ai proposée.
Même si ce qui était juste une fois, ne l'est plus quelques minutes après, ou dans la même quantité bien que de même nature, la similitude de plusieurs situations et des modalités de leur justesse peut donner l'illusion d'une loi statique, établie, irrévocable, valable à chaque instant, dans toutes situations et pour tout le monde. Il m’apparaît qu'il s'agit plus d'une tendance, de phénomènes qui se présentent souvent. Le mouvement reste malgré tout une des caractéristiques de ces phénomènes. Cette illusion amène, dans un premier temps, à croire en la notion de bien pour tous et/ou pour une catégorie d'individus de notre société (aux enfants, aux ados, aux femmes, aux « vieux », aux dépressifs...) ; et dans un second temps et à partir de ce présupposé, de vouloir amener les autres à ce bien là, à chercher à les faire adhérer à cette loi, à s'exécuter au nom de cette loi pour leur bien et ce par le biais de la manipulation voire de la coercition. Nous sommes dans ce cas en présence d'une tentative d'éducation, structure relationnelle de domination (dominance). Tentative puisque l'éducation n'est possible que si et seulement si il y a un éducateur et un éduqué. Si j'ai conscience de la tentative – la mienne ou celle de l'autre – dans le premier cas je peux décider de cesser de tenter d'éduquer et dans le second ne pas ou plus jouer le rôle de l'éduqué. La justesse nécessite une alternative à l'éducation.